Boulot, passion, boulot; Mad Men étape 1

Pour le reste du dossier, c’est à droite dans la blogroll: cliquez Diane, et basculez vers les Mad Women…

« Violence des échanges en milieu tempéré »: Mad Men, dernier bastion subversif?

La force d’une série comme Mad Men est de prendre à revers les attentes du public. En ce sens, elle est probablement l’unique drama actuellement diffusé à être politiquement incorrect… pour les téléspectateurs de notre époque.

A titre de rappel, « politiquement correct » désigne généralement un conformisme dans le discours, les valeurs et les mœurs. Or, si l’on se penche de plus près sur les thèmes abordés par la série, on voit clairement que pour des téléspectateurs de ce début de XXIe siècle, les faits et gestes des personnages, mais surtout leurs silences, peuvent être très troublants, voire franchement choquants.

A énumérer les thèmes, rien de spécial a priori: place des femmes, portrait d’une époque (les années 60, d’après le calendrier du médecin de Peggy dans l’épisode pilote), l’alcool, les relations de travail, quelques relations extra-maritales…

La force de Mad Men est justement de ne pas les traiter comme d’autres séries peu complexées, telles Californication, Queer as folk ou Breaking Bad (chacune dans leur genre, bien évidemment).

Ici, pas de faux rebelles à la Duchovny (même si on peut saluer un  héros fumeur dans des séries de plus en plus épurées), pas de professeur hors norme qui se lance dans l’amphétamine; ce qui choque dans Mad Men, c’est la manière acquise et silencieuse de tout ce qui nous apparaît comme profondément non-acceptable:

9 am, Madison Av.: une autre cigarette avec votre cognac?

Le tabagisme est un élément récurrent dans tous les épisodes de la série. Les cigarettes sont à la fois un élément esthétique (il est impossible, au stade de la troisième saison, d’imaginer un épisode « smoke-free », tant ce fait est partie prenante de l’esprit de la série) et un élément du quotidien des personnages.

Le ton est donné dès le premier épisode, puisque le cabinet Sterling Cooper est engagé par la marque Lucky Strike pour une campagne de publicité; un article du Reader’s Digest vient en effet d’affirmer que le tabagisme provoque de lourds dégâts sur la santé, notamment le cancer du poumon. Mais ce ne sont pas les arguments des publicitaires et de la marque que l’on retient de la cigarette dans Mad Men (aujourd’hui pourtant, de telles déclarations provoqueraient des levées de boucliers probablement importantes): au contraire, c’est dans chacun des gestes des personnages que s’affirme la banalité du tabagisme dans les années 60.

Betty est enceinte? Elle fume (et boit, nous y reviendrons). Les bureaux de la Sterling sont enfumés, pas de discussion, pas de réunion de travail, pas de déjeuners ou dîners sans son quota de mégots.

Dès ce thème, nous pouvons affirmer que Mad Men a construit sa particularité sur son silence. Ce qui choque, c’est l’absence de questions ou de véritables débats sur des sujets qui nous sont fondamentaux aujourd’hui. Se taire et montrer: voilà bien la véritable subversion.

De manière significative, l’épisode pilote inaugure la série par un doute : la cigarette ne serait plus « sûre ». En moins de 4 minutes, l’article du Reader’s Digest est cité deux fois, et Don partage ses doutes à ce sujet avec… un serveur Noir, et une femme artiste ; symboliquement, ces choix sont forts, lorsque l’on repense à la hiérarchie et au mode de pensée établis dans la série (c’est-à-dire ne pas trop douter, ou du moins taire ses doutes, et s’affirmer en tant qu’homme blanc supérieur aux femmes et aux hommes noirs).  Cela donne des échanges aussi curieux (pour la série) que celui-ci :

“ Midge: I get « Reader’s Digest ». (…)

Don: But that’s the problem. The whole « safer cigarette » thing is over. No more doctors, no more testimonials, no more cough-free, soothes your t-zone, low-tar, lownicotine, filter-tipped, nothing. t’s over. All that’s left is a crush-proof box and « Four Out of Five Dead People Smoked Your Brand. »

Midge: Is this the part where I say, « Don Draper is the greatest ad-man ever and his big strong brain will find a way to lead the sheep to the slaughterhouse »?

Don grabs her hands over his shoulders, pulls her over and kisses her on the lips lightly.

Don: I don’t want to go to school tomorrow.”

Toutefois, cette mise en danger dès les premières minutes… ne change rien à la consommation des trois saisons à venir !

La plupart du temps, le bar n’est jamais loin du cendrier. Qui entre dans un bureau a rapidement un verre d’alcool à la main. Malgré plusieurs accidents, boire en permanence est un fait social ancré dans l’esprit de la série. Roger Sterling est le premier à en pâtir, sans pour autant modifier le comportement des premiers témoins de sa déchéance physique et morale: il subit une crise cardiaque, ou encore fait des avances à Betty, menaçant alors son amitié avec Don Draper.

Elément choquant pour un spectateur en 2009: les femmes enceintes boivent aussi. Inutile de revendiquer un esprit ouvert et non-conformiste; nous avons été élevés dans cet esprit, et un verre d’alcool fort dans la main d’une femme enceinte, quoi qu’on en pense, nous fait (au moins) sourciller.

Pour ces deux thèmes, nous sommes bien loin, comme déjà annoncé, d’un personnage comme Hank Moody dans Californication, alors que ce dernier est souvent présenté comme l’archétype de l’anti-héros politiquement incorrect des séries contemporaines (le Dr House aussi, mais pour d’autres considérations; nous ne nous y attarderons donc pas ici). Or, force est de constater que Moody a de nombreux travers : cigarettes, drogues, alcoolisme, relations extraconjugales… mais cela ne fait que renforcer son capital sympathie et son image d’écrivain maudit du XXIe siècle auprès du public. Nous sommes donc dans une démarche profondément et essentiellement différente. Dans Mad Men, c’est la normalité qui choque; c’est l’absence de débat sur ces questions, c’est le fait que tous les personnages vivent ainsi qui rend la série véritablement subversive et unique.

Le jour où les -ismes ont été inventés…

Fidèle à une époque et un cadre particuliers, Mad Men développe d’autres thèmes qui rythment ses axes narratifs et créent en permanence de nouveaux défis à ses personnages:

  • le racisme et l’antisémitisme: le publicitaire Paul se détache du groupe des autres hommes sur ce point. Sa petite amie est en effet Sheila, une Afro-Américaine qui lui vaut quelques remarques lors de la deuxième saison. Concernant l’antisémitisme, le ton est donné dès le pilote :

“Roger: Have we ever hired any Jews?

Don: Not on my watch.”

Le reste de l’échange dénote cependant un antisémitisme particulier, fondé sur une série de clichés plutôt que sur une haine particulière.

  • le conformisme: il passe notamment par la question des femmes. Travailler est déjà une position délicate pour l’époque, mais se pose aussi la question de sortir seule dans un bar, gérer les relations hors mariage, etc.

Sur ce point particulier, l’arrivée d’un personnage secondaire, Helen Bishop, dans le voisinage des Draper, sème un trouble particulier dans le quartier. Cela permet de souligner les hésitations de Betty, qui s’acharne moins vite que les autres sur la nouvelle venue, dont la vie n’est pas conforme aux attentes de l’époque.

  • l’arrivisme: à travers le personnage de Pete Campbell, c’est l’ensemble d’une génération de jeunes loups prêts à tout pour parvenir à leurs fins qui est représenté.
  • le sexisme: ce thème sera développé dans d’autres parties de l’analyse.
  • La contraception: cette question délicate se pose notamment lorsque Peggy tombe enceinte. Et c’est dans un silence tout aussi assourdissant qu’elle accouche après un déni de grossesse troublant.  Mais surtout, qu’elle fonctionne ou non, la contraception apparaît dès l’épisode pilote comme l’apanage des femmes légères. En témoigne cette visite de Betty chez le médecin :

« Dr. Emerson: I see from your chart and your finger, you’re not married.

Peggy: That’s right.

Dr. Emerson: And yet you’re interested in the contraceptive pills?

Peggy: Well, I–

Dr. Emerson: No reason to be nervous. Joan sent you to me because I’m not here to judge you. There’s nothing wrong with a woman being practical about the possibility of sexual activity. Spread your knees.

Peggy (trying to be casual): That’s good to hear.

Dr. Emerson: Of course, as a doctor, one would like to think that putting a woman in this situation, it’s not going to turn her into some kind of strumpet. Slide your fanny towards me. I’m not going to bite.

Peggy winces as he inserts the speculum.

Dr. Emerson: I’ll warn you now, I will take you off this medicine if you abuse it.

Peggy looks towards him but is blinded by the light on his forehead. All she hears is his disembodied voice.

Dr. Emerson: It’s really for your own good, but the fact is, even in our modern times, easy women don’t find husbands.

Peggy: I understand, Dr. Emerson. I really am a very responsible person. “ (Pilote, 20’40)

Un thème important est aussi la politique, en particulier lors de la première saison: la campagne de Nixon contre Kennedy est un fil conducteur tout au long de la première saison, tandis que se profilent parfois des références épisodiques à des mouvements des années 60, de l’émancipation des Noirs aux USA à la Beat Generation (incarnée notamment par Midge).

On relève aussi plusieurs épisodes abordant la question de l’homosexualité. L’un des publicitaires, Salvatore Romano, est clairement attiré par les hommes malgré son statut d’homme marié, et l’on sent parfois un besoin d’en parler à Draper. Son comportement est à l’image des gays de l’époque: dans un placard encore souvent bien verrouillé. D’ailleurs, il se joint souvent au « Boys Club » lorsque ses collègues masculins flirtent avec les femmes du bureau ou les mannequins des castings publicitaires; cela lui permet de sauver les apparences.

Une histoire de flou artistique, à commencer par le titre.

On peut disserter des heures sur la manière dont Mad Men, depuis trois saisons désormais, reflète  les changements de la société américaine des années 60.

Cependant, l’originalité de l’écriture de la série est que nous ne savons pas vraiment où elle nous entraîne… des changements oui, un virage certainement, mais de quelle manière, par quel(s) personnage(s), et vers quelle nouvelle société?

Mad Men entretient une confusion permanente chez le spectateur. Le flou est travaillé dès le titre: « Mad Men ». Maintenant que la série jouit d’une grande notoriété, la plupart de ses spectateurs savent que l’expression désigne un groupe de publicitaires installés sur Madison Avenue, NYC, y compris ceux qui ne se souviennent pas du premier plan du pilote, qui rappelle l’origine du terme.

De plus, la désignation de ces publicitaires que nous allons suivre au cours de plusieurs saisons évoque directement leur activité avec le terme « ad » (pour « advertising »).

Toutefois, avant toute référence historique ou sociale, le premier réflexe est de penser à la folie, avec le mot « Mad ». C’est à ce premier niveau de compréhension que se situe la première arnaque du téléspectateur: non, ces héros ne sont pas fous. Chaque geste ou parole de leur part qui vous hérisse le poil ne sont qu’un comportement banal de leur époque et de leur milieu. Vous seriez les « mad men », les marginaux de leur époque, si l’on vous projetait dans la série…

Si cet élément peut paraître anodin, il explique en fait en grande partie l’immense succès du drama d’AMC: les scénaristes n’ont pas hésité à inverser complètement notre univers de références et de valeurs. Dès lors, nos jugements, nos attentes pour les personnages, et la compréhension de leurs propres désirs, manœuvres et choix en sont totalement bouleversés.

En cela, Mad Men opère une révolution au sens premier du terme, ce qui explique la richesse de ses axes narratifs. Elle choisit des thèmes qui nous parlent (destruction de l’environnement, tabac, féminisme, etc.) et les développe dans une perspective opposée à la nôtre. Ainsi, la série joue sur une inquiétude très humaine et tout aussi ancienne: la thématique de la folie. Qu’est-ce qui fait que je pense avoir raison, ne pas être fou? Qui me dit que mes valeurs sont les plus rationnelles, à défaut d’être raisonnables?

Au-delà du portrait social et historique, Mad Men est donc également une fiction… philosophique. La question est alors de savoir sur quoi la série peut bien déboucher : la fin du générique montre très clairement la chute d’un homme, voire même son suicide…

Pour en revenir au titre, et bien que la comparaison puisse à première vue être un peu éloignée du sujet qui nous occupe, rappelons que dans Alice au Pays des Merveilles, le personnage fou perpétuellement coincé à l’heure du thé (c’est-à-dire dans un espace-temps caractérisé par un rituel social et des gestes en conséquence) est appelé… le « Mad Hatter », en français le Chapelier Fou. Hasard ou choix délibéré, la question de la folie et du rituel peut être mise en parallèle avec les « Mad Men »… de toutes les époques.

Une structure narrative à multiples niveaux

Mad Men joue sur des axes de narration et de développement des personnages à plusieurs niveaux:

  • Monde extérieur / Agence Cooper/Sterling

Les campagnes gérées par l’Agence et les évènements politiques et sociaux de l’époque permettent d’influencer le fonctionnement interne des publicitaires et les réactions des personnages selon leur sensibilité à telle ou telle cause.

On relève, entre autres (sélection au sein de la première saison):

  • la campagne Lucky Strike
  • les élections présidentielles Nixon vs. Kennedy
  • la campagne Belle Jolie, etc.

Au cours des autres saisons, nous assisterons aussi aux impacts du crash d’un avion d’American Airlines le 1er mars 1962, et autres évènements que nous caractérisons ici de « monde extérieur ».

Le traitement de cet événement et la question de l’éthique des choix de l’agence vont d’ailleurs déclencher quelques questions,  notamment dans Newsweek suite à la diffusion de l’épisode (2/1): « the normal constraints of decency rarely apply at Sterling Cooper ».

  • Monde extérieur/ Individus employés de l’agence

Si la vie et le travail au sein de Sterling-Cooper sont au centre des intrigues, les personnages font souvent des sorties à l’extérieur: restaurants, bars glauques ou lieux à la mode, jazz ou ambiance plus lyrique…

  • Agence – entité / Employés – individus

Les rapports de force au sein de l’agence (c’est-à-dire entre statuts, entre employés, dirigeants, c’est-à-dire entre rôles) trahissent souvent les rapports de force entre individus, c’est-à-dire entre personnes à part entière (au-delà de leur position de travail).

Cette dimension permet de faire passer des éléments de lutte, mais aussi d’humour, à l’image de ce bureau où tout le monde doit se déchausser… y compris l’influent Don Draper. Dans ce cas, le supérieur devient aussi celui qui modifie votre comportement « extra » professionnel.

  • Individus/Individus

Que cela soit entre hommes ou entre femmes (mais aussi entre les deux genres), la série repose énormément sur l’interaction, qui est de plusieurs ordres: conflits à peine voilés (Don/Pete, Joan/Peggy…), complicités nouvelles, liens ambigus d’apparence illogique (Don/Peggy)…

Amitiés masculines, liens de subordination ou de mépris, rivalités ou solidarité féminines, relations sexuelles qui tournent mal: les interactions de Mad Men sont aussi celles du « raté », à l’image de ce lien difficile entre Pete et Peggy, qui se clôt sur un accouchement silencieux et douloureux.

New-York en huis-clos ?

Si l’on ancre géographiquement les lieux d’interaction de ces composantes, on obtient une sorte de guide très restreint de New-York: paradoxalement, si de nombreuses références sont réelles, la série donne l’impression de se dérouler en huis clos tant nous sommes plongés, presque cloîtrés dans des bureaux, des restaurants et quelques pièces de maisons enfumées.

D’après plusieurs indices laissés dans les épisodes, on peut positionner environ 15 lieux de la série sur un plan de NYC, ce qui permet au téléspectateur de, malgré tout, rester accroché à la réalité:

L’appartement de Midge serait situé dans Greenwich Village, celui de Trudy et Pete sur Park Avenue, le D-lite Coffee Shop au niveau de Broadway (« three blocks west » de l’agence), l’hôtel Brighton à Times Square, le magasin Menken vers la 57e, le Grand Central Oyster Bar est, comme son nom l’indique, dans la gare Grand Central ; on ne présente plus Bloomingdales… quant à l’agence Sterling-Cooper, elle serait située au 285 Madison Avenue…

La liste pourrait se prolonger ainsi, si l’on y ajoute le domicile des Draper, mais aussi les lieux de sorties des personnages, comme le Broadhurst theater et PJ Clarke’s. L’intérêt ici n’est pas d’en rendre l’exhaustivité, mais bien de rappeler que Mad Men s’inscrit dans un contexte new-yorkais que de nombreux spectateurs peuvent identifier, malgré les autres différences (ce qui est, de la part des scénaristes, un piège intelligent… donner des repères pour mieux les exploser ensuite).

La richesse des trames narratives: la saison 1

Les scénaristes de la série ont recours à des procédés dramatiques traditionnels, en particulier la mise en place de désirs et de quêtes des personnages, auxquels viennent s’opposer divers obstacles:

A ces « chemins de narration » s’accrochent des fêlures personnelles dans le caractère des personnages. Par exemple, Don est de plus en plus stressé, et peut passer d’un comportement amical, chaleureux et protecteur à une attitude froide, distante et désagréable, voire agressive.

Les personnages de la série, qu’ils soient principaux ou secondaires (Salvatore, Paul Kinsey,Harry Crane, Ken Cosgrove…), ont pour caractéristiques de ne pouvoir être divisés, et donc opposés, de manière manichéenne.

Les relations de tous types qui sont exploitées dans l’écriture des épisodes enrichissent donc en permanence les ressorts de la fiction du drama, mais ne permettent pas d’identifier des antagonistes ou des alliés.

Une même personne peut être à la fois un soutien et un ennemi selon les épisodes (notamment dans les relations Peggy/Don ou Peggy/Pete); dès lors, on peut considérer que Mad Men repose sur les doutes d’une époque en pleine mutation autant que sur les fêlures internes de ses personnages. Au-delà de ces éléments, on ne peut parler d’ennemi ou d’allié à proprement parler.

Dans tous les cas, Donald Draper est l’élément central des interactions, comme le montre la carte suivante, de manière schématique et pour la première saison :

Une Réponse

  1. Je lirai plus tard, ça sent le spoiler. Pas mal Torrent411, j’ai déja un gros ratio, ça marche bien.

Laisser un commentaire